Les vies en soi

 

Mai 2014
L’anti-démiurge

L'artiste plasticien Patrick Corillon investit le champ des arts vivants depuis sept ans. Ses récits-performances renouent avec les formes traditionnelles de narration pour mieux faire éclater les genres en (ré)conciliant le verbe à l’œuvre plastique.

« J'ai du mal à me définir comme conteur car cela éveille en moi des images passéistes dans lesquelles je ne me reconnais pas », confie l’artiste belge Patrick Corillon. Son univers ? Les arts plastiques comme terreau premier. Mais aussi les mots qu'il marie aux matériaux. Ses mentors ? Daniel Buren, Ilya Kabakov, Panamarenko, Robert Filliou et Fausto Melotti. Il a bu aussi le lait de la littérature grâce à sa mère qui, lorsqu'il était enfant, racontait à table le roman qu'elle était en train de lire, histoire de le partager. Depuis, chaque fois qu'il lit un ouvrage, il le narre au moins une fois à quelqu'un : « ce peut être une victime consentante ou non, mais c'est ainsi que je le retiens. C'est de l'ordre de la mémoire. Il ne vit vraiment en moi qu’une fois raconté. » Une mise en bouche pour l’incorporer. Bibliophile, l'homme est habité par les histoires, celles qu’il lit et celles qu’il (s’)invente. Il a écrit et inscrit une multitude de fragments romanesques au cœur de ses œuvres d'art dès la fin des années 80, avant de développer des récits pour la scène à partir du milieu des années 2000. Si l’on regarde dans le rétroviseur, il s'agit bien là d'une douce bascule d'un art à l'autre, d'un ancrage à l'autre.

 

Arrimer l’œuvre plastique au récit 
Toutes ses œuvres - sans exception - sont tissées au verbe, à commencer par sa première réalisation : une série de plaques commémoratives émaillées. Grand fabulateur devant l'Eternel, il a attribué des faits et gestes à un certain nombre de figures fondatrices de l'art et de la littérature. Le sceau d'officialité conféré par la forme renforce la plausibilité de sa prose. Une manière de s'inscrire dans l'héritage culturel tout en le déjouant. L’ancrage de son œuvre dans un récit se décline selon trois axes. Le premier tourne autour de l’invention de personnages, notamment Oskar Serti, écrivain hongrois, né à Budapest en 1881 et mort en exil à Amsterdam en 1959, l’année de naissance de l’artiste. « Cela m'intéressait de montrer un regard d’exilé, autant acteur que spectateur des événements d'une époque révolue et de creuser la question de l'identité européenne. » Pour raconter ses aventures fictionnelles, l'artiste utilise divers médiums durant les années 90 - sculptures, parcours, vidéo… corrélés à du texte écrit sur des cartels, socles, panneaux, ou lové au sein de l'objet même. Il inscrit sa démarche dans l'art conceptuel en offrant au visiteur une œuvre ouverte, support à l'activation de ses propres images mentales. Une rétrospective Oskar Serti (2012) au Gemeente Museum à La Haye (Pays-Bas)et deux spectacles ont rendu hommage à ce personnage : Sur les traces d’Oskar Serti (2000) et Oskar Serti va au concert.  Pourquoi ? (2011).
Le 2e axe se déploie dans l’invention de dispositifs comme les « Machines à lire » : les Oblomons, les Spinocubes et les Trotteuses. Le principe de ces dernières ? Marcher en poussant un rouleau qui délivre, après un certain nombre de pas, des bribes d'histoires. Une mise en mouvement en écho à l'aphorisme de Montaigne : « Mon esprit ne va que si mes jambes l'agitent. » Ses trotteuses ont voyagé à Sydney, Paris et Rennes.
Quant au 3e axe, il tient à l'inspiration du lieu pour faire œuvre. Une récurrence dans son travail. Le plasticien a notamment conçu de nombreux récits-promenades dans des endroits les plus divers et honoré différentes commandes publiques. La dernière en date concerne le bâtiment du nouveau Théâtre de Liège en 2013. 26 récits intégrés sur les marches d’un escalier, une verrière, une porte, une fenêtre, … depuis la salle des pas perdus jusqu’aux loges, en passant par la cave, la régie ou l’atelier des costumes, offrent un parcours poétique et ludique.

Le travail de Patrick Corillon a été montré à la documenta IX à Cassel (1992), à la Biennale de Sao-Paulo (1994), Lyon (1995), Sydney(2002) et Bruxelles (2008), mais aussi au Centre Georges Pompidou, au Mac’s Musée du Grand Hornu en Belgique et dans plusieurs lieux prestigieux. Mais en 2006, l’artiste opère une rupture pour retrouver sa place au monde : « L’art Bling Bling ou purement kitsch ou baroque pour des collectionneurs friqués m'insupporte et exposer dans une foire d'art est antinomique par rapport à mes valeurs. Je n'expose plus en galerie. En revanche, je continue de réaliser des commandes publiques car mes œuvres appartiennent à la communauté, donc les enjeux m'intéressent. Pour lui, l'histoire est le cœur de notre rapport au monde et elle est trop souvent réduite à son seul dispositif dans les arts plastiques : « si je viens de l'art conceptuel, je m’en suis éloigné pour retrouver une forme d'innocence avec des récits qui soient une ouverture à un monde plus sensible que le seul regard intelligent, analytique et sec. Je ne m’en suis plus contenté et j'ai cherché à réincarner mon  rapport au monde. »

 

Revisiter des formes traditionnelles de narration
Le théâtre (je me retrouve plus dans le mot la scène) répond à son besoin de mettre son corps en jeu dans ses récits et de se situer dans un rapport direct avec le public. Il devient artiste associé au Corridor, une maison de production et de créations contemporaines pour les arts vivants implantée à Liège, créée par sa compagne Dominique Roodthooft. Il conçoit avec elle Le diable abandonné, une fantaisie lettriste en trois tableaux (2007-2009) qui questionne le langage donné en héritage et notre soif de trouver notre propre langue. Une fantaisie inclassable qui rappelle les contes d'antan pour enfants avec un dispositif hors normes : entre théâtre d'objets, installation plastique vivante et mouvante, et théâtre de marionnettes sans marionnettes où les lettres et les mots deviennent des personnages. Sur le plateau, une conteuse en avant-scène et un grand castelet d'où surgissent les mots sous les formes les plus diverses : onomatopées, interjections, calligrammes se bousculent dans une symphonie graphique propice à renouer avec les émotions de lecture de l'enfance. La trilogie cherche à réconcilier l'oral et l'écrit, et à faire de la lecture silencieuse, non plus un moment individuel, mais une expérience publique partagée, à la manière d'un manifeste. Caché dans le castelet, Patrick Corillon manipule avec ses pieds, ses bras, ses genoux et sa bouche : « À partir d’un moment, l’histoire quitte ma tête pour aller dans ma main, dans mon corps. Je ne peux véritablement donner vie aux objets qu’à partir du moment où l’histoire descend dans mes mains. » C’est pour lui le moment de l’incarnation de l’écriture. Une écriture qui, après être sortie de sa main, y retourne.

Avec le cycle Les vies en soi (2011-2013), il quitte sa peau d’homme invisible pour s'exposer en racontant lui-même ses récits tout en manipulant à vue les objets. Sa quadrilogie ouvre les portes de l'introspection avec une narration à la première personne qui mêle malicieusement éléments autobiographiques et fictionnels. Ses récits métaphoriques emboîtés avancent souvent en marche arrière ou se développent en spirale pour s'ouvrir à la grande histoire. Ils relèvent tous d'une quête d'identité au travers d'un thème spécifique et revisitent un ancien dispositif narratif.
Dans La rivière bien nommée – 60 minutes pour être de son temps, il s'interroge sur le bienfondé d’une transmission des traditions populaires. Les spectateurs sont réunis autour d'un Kamishibai, un petit théâtre de papier ambulant où les images servaient aux chanteurs et musiciens pour raconter leurs histoires en faisant défiler les illustrations. Mais, s'il s'inspire de cet art traditionnel, il se sent beaucoup trop à l'étroit dans le cadre et multiplie les supports. Dans Le benshi d’Angers – 60 minutes et des poussières, il questionne des souvenirs d'enfance et son rapport ambivalent à la maison familiale en endossant le rôle d'un benshi qui, au temps du cinéma muet au Japon, lisait les intertitres pour un public analphabète et jouait les dialogues des acteurs. Certains d'entre eux étaient très populaires car ils improvisaient sans se soucier de suivre le scénario original. Sur scène, Patrick Corillon prête sa voix aux personnages et commente les images d'un livre projeté sur grand écran. L’ermite ornemental – 60 minutes pour ne rien dire narre la puissance du choc émotionnel que peut procurer une œuvre d'art en mettant en jeu un autre dispositif : cinq structures en bois, modèles réduits de sculptures de Richard Serra - cinq immenses plaques d'acier tenant en équilibre sur elles-mêmes grâce à leur propre poids. De ces structures, l'artiste fait jaillir une multitude d'objets en équilibre instable. Dans son quatrième opus, L’appartement à trous – 60 minutes pour parler toutes les langues, il s'adosse à la figure de résistance du poète Ossip Mandelstam pour évoquer la force de la littérature et nous embarquer dans une odyssée sur l'origine réinventée des langues : « S'il est bien connu que les histoires peuvent nous sauver, y parviennent-elles parce qu'elles ont le pouvoir de nous emmener hors du monde, ou au contraire parce qu'elles nous donnent la force de nous confronter aux réalités les plus dures ? », se demande l’artiste. Le dispositif ? Une table et sept panneaux de bois coulissant, support à des carnets de dessins réalisés à partir du frottage du bois.

Chaque spectacle est accompagné d'un livre-objet qui incarne la forme même du récit par sa mise en page, ses pliages et ses coutures. Patrick Corillon aime la proximité du public et narre ses récits dans des endroits fort différents : Musée d’art moderne du Luxembourg, Théâtre de la Bastille, Fresnoy, Château d’Angers… mais aussi en appartement. Qu’il s’agisse du Diable abandonné ou des Vies en soi, ses pièces démantibulent la matière même du texte : mots et lettres se métamorphosent en objet pictural. Elles offrent aux spectateurs un voyage philosophique, poétique et graphique, et renouent d'une manière contemporaine à diverses traditions de narration orale pour mieux les distordre avec des dispositifs hybrides inventifs, à l'image de son intarissable quête de (ré)conciliation entre héritage culturel et affranchissement.

 

Arrimer le récit aux objets plastiques
« Les mots seuls ne me suffisent pas. J’ai besoin de greffer mon texte aux objets, de m’arrimer à eux pour être vraiment dans le monde, de les fabriquer et de les faire vivre par ma main. » Dans un jeu de va-et-vient, l'artiste imagine objets et histoires en même temps : « J'ai la (mal)chance d'être insomniaque et conçois tous mes projets la nuit. La journée, je réalise concrètement ce que j'ai imaginé. » Mais lorsqu’on l'interroge plus avant, sa conception va bien au-delà.  L'homme se définit en creux : «Je ne suis pas acteur et ne joue pas un personnage. Ma présence physique n’est là que pour donner vie à l'objet. Ma voix se greffe sur lui. Mon corps est présent comme une mécanique pour tourner les pages et montrer les objets. Je suis là pour donner le commentaire, mais c'est l'objet qui est le personnage. » Ses créations se caractérisent donc par l’intention d’une narration incarnée par les objets plastiques. L’artiste leur prête un pouvoir d'incarnation, une charge symbolique, voire un esprit et l'on n'est pas loin de l'animisme. Il conçoit son rôle de conteur comme simple passeur. Il ne se sent pas non plus l’auteur, mais un sculpteur d'histoires traversé par le récit intrinsèque des objets confectionnés par ses soins et auxquels il prête vie. Une posture aux antipodes de l'artiste démiurge. Discret dans la vie, comme sur scène, Patrick Corillon se met au service des objets. C'est un colporteur qui les emmène avec lui pour nous faire voyager loin.
En passant des arts plastiques aux arts vivants, Patrick Corillon change d’arrimage mais confère à l'objet le même statut de vecteur de transmission, d'émotion et d’imaginaire. Si sa cohérence conceptuelle est indéniable, en revanche nos réceptions peuvent différer de son intention par la présence même de son corps sur scène. Sa présence physique ingénue, sa voix - l'homme possède indéniablement des talents de conteur -, mais aussi la relation tissée entre les objets et le manipulateur. C'est la mise en tension de l'ensemble qui donne le sel de la performance. Malgré sa volonté délibérée de retrait, l'artiste est bien aussi le vecteur de l'histoire, ne lui en déplaise.

Toujours en mouvement, il prépare pour l'automne prochain La maison vague, une nouvelle création avec sa compagne autour des chants de marins qui cadençaient le travail. L'homme est taraudé par l'idée de transmettre des histoires constitutives de notre identité. Une manière d'habiter son nom ? Corillon, d'origine wallonne, signifie "courroie de transmission" dans le domaine agricole, mais aussi "dernière maison du village à l'orée de la forêt", un point de passage entre nature et culture. Ses compagnons de voyage ? Marcel Proust, Robert Louis Stevenson, Alexandre Pouchkine et Julien Gracq. Son cousin ? Buster Keaton. Son frère ? Le benshi. Son grand-père ? Oskar Serti.

 

Christiane Dampne