Le diable abandonné

 

L’histoire débute au lendemain de la guerre 14-18. C’est une époque charnière, qui vient après le siècle des Lumières et après le Romantisme. C’est un moment intense où l’on se rend compte que notre culture n’a pas réussi à créer des garde-fous contre une catastrophe comme la première guerre mondiale. Les hommes sont confrontés à la question du sens. Quel sens donner aux mots de notre culture (du siècle des Lumières, du Romantisme) s’ils n’ont pu éviter une telle catastrophe pour l’humanité. Cette question revient tout te temps dans cette trilogie, qui évoque la découverte de l’être dans son paysage intérieur et extérieur. Ce faisant, le récit traverse la culture du XXe siècle, formellement, visuellement, thématiquement, musicalement, etc. Non pas que la pièce soit pédagogique ; ce voyage n’est même pas visible pour le spectateur. Je reprends seulement des événements qui m’ont nourri, par exemple des moments dans l’histoire de la littérature, la philosophie ou de la typographie par exemple, qui apparaît à travers la façon dont les textes sont présentés. On traverse le dadaïsme, le futurisme, le constructivisme, le lettrisme etc. La pièce est composée de multiples couches, de multiples fils qui s’entrelacent. La question du sens est traitée sous la forme d’une question récurrente : est-ce que c‘est la nature qui me donne des signes ou est moi qui vois du sens où il n’y en a pas, par exemple à cause de mon héritage culturel ? L’idée centrale est celle de l’héritage, c’est-à-dire du paradoxe d’avoir reçu en héritage une vision du monde (qui existait avant moi), alors que chaque jour je construis mon propre monde. Ce paradoxe se manifeste aussi intensément dans le langage : tous les mots que j’utilise pour dire le plus intimement possible qui je suis, sont les mêmes mots que ceux utilisés par mon père, mon grand père ainsi que par tous les autres qui emploient ou ont employé ma langue.

Depuis que les mots ont porté des récits, ils ont été incarnés. Par exemple, les récits cunéiformes décrivent le premier homme créé à partir de terre glaise et de salive. Eh bien, ces récits étaient inscrits dans des tablettes d’argile, à l’aide de clous mouillés avec la salive de l’homme qui écrivait. La forme du récit correspond à son sujet, le support devient l’être. Mon ambition c’est de trouver des points d’équilibre entre mon identité la plus profonde et une forme pour la dire.

Une des rencontres les plus importantes que j’ai faite, c’était avec Renzo Piano. Il tenait un propos très technique, par exemple sur l’importance de la colle dans son architecture, mais en même temps il parlait de la façon dont il espérait que les gens vivent dans ses bâtiments. Des liens qui pouvaient se tisser entre eux. Il en parlait exactement de la même façon que pour les colles. Et lorsqu’il parlait de la qualité des rencontres qui pouvaient être générées par son architecture, il le faisait avec une telle humanité que j’ai senti ce point d’équilibre parfait entre une quête philosophique et la forme dans son aspect le plus pratique, un équilibre entre fond et forme. De la terre glaise dans laquelle est écrite l’histoire de l’homme créé hors de la terre.
Incarner un récit permet à l’homme d’assumer tous ses paradoxes.
Ce qui me fascine dans la page, c’est que c’est un monde fini avec un format précis et que l’on peut mettre l’infini dedans.
Dans le diable abandonné, la comédienne dit toujours ce qui se passe dans le castelet. Il n’y a pas de distorsion. Tout est mis en place pour établir un rapport de réconciliation. Le but est de réconcilier l’écrit et l’oral, d’incarner le mot dans un propos physique.
Pendant toute la durée du spectacle, je me trouve dans le castelet et je fais apparaître des objets ; je lance des projections, etc. Je suis tout le temps en activité. Je manipule avec mes pieds et mes bras, mes genoux et ma bouche. À partir d’un certain moment, l’histoire quitte ma tête pour aller dans ma main, dans mon corps. Je ne peux véritablement donner vie aux objets qu’à partir du moment où l’histoire est descendue dans mes mains. C’est pour moi le moment de l’incarnation de l’écriture. Une écriture qui est sortie de ma main et qui y retourne.

 

Extraits d’un entretien de Hans Theys avec Patrick Corillon, le 30 avril 2009